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Le jour se lève (sur Lohner & Carlson)
Nous préférons souvent rester à regarder passer les vaches alors que nous pourrions aller voir des expositions dâart contemporain. Il y a une raison majeure à ce découragement : lâart sâest retiré du régime dominant de lâart en sâenracinant dans la nécessité seconde du commentaire. Il sâépuise et nous épuise à se justifier au sein de son propre système. En multipliant les signes de son inscription dans lâactualité, il ne fait pourtant quâavouer son impuissance et la perte radicale de sa vocation. Il a pour ainsi dire oublié que le jour pouvait se lever. La généralisation de lâusage de lâaudioguide et des médiateurs en est une réplique criante. A lâendroit où lâon devrait faire lâexpérience des Åuvres intervient une voix seconde qui nous prive de la chance de voir ce qui nous fait face. En croyant nous aider, lâaudioguide opère une substitution dâobjet : à lâexpérience de lâÅuvre se substitue la voix du commentateur et son point de vue. Et ceci a déjà si bien falsifié lâordre de notre rapport aux images que câest à se demander sâil ne vaut pas mieux rester à mâcher chez soi. Mais non, il faut sortir. Les films de Henning Lohner & Carlson sâimposent immédiatement comme un remède à lâengluement dans ce régime des images. Ils sont doués dâune capacité à ré-initialiser lâattention. Couper le son. Godard lâavait fait quelques fois. Mais ici le son ne revient pas. Nous sommes laissés à la préhistoire des images, qui délivrent à nouveau leur chant premier. Nous percevons soudain tragiquement ce qui partout persiste et qui cependant manque â les volutes dâune fumée, le pas dâun homme seul ou noyé dans lâanonymat dâune foule, la manière du vent dâagiter la surface du sable ou de lâeau. Et la simple attention à ces éléments donne un élan initiatique qui investit le plan dâune palpitation vitale, comme le cÅur bat. Nombre des films de Henning Lohner ont un singulier rythme entre peinture et cinéma. Lâarchitecture des plans, leur cadrage fixe et leur durée tiennent de la peinture, ou du moins en inspirent le sentiment. Il se passe suffisamment peu de choses pour que nous puissions creuser le plan. En même temps une espèce de mouvement lent modifie plus ou moins sensiblement la matière de lâimage, ou bien ce sont des éléments hors champ qui peuvent traverser le plan : le nuage nâest plus le même, des voitures sont passées sur la route vide, traversant le cadre. Autant de micro évènements, et en fin de compte de véritables évènements, qui ont agi sur lâimage comme un révélateur. Et ce qui se révèle avec ces mouvements, câest quâil nâexiste pas de matière ou dâévénement quelconque. Il y a une température de fusion pour chaque métal, un état dâinertie propre à chaque corps, des différences de vitesse ou de poids sensibles en chaque objet. Il y a lâimmensité qui peut sembler égale de la nuit ou de la mer, des différences qui sâannulent ou se précisent dans la durée. Et puis il y a des points de résistance et dâaltération des éléments les uns par les autres. Il y a dans lâimage les éléments permanents (un morceau dâhorizon, un pan de mur sur le côté, la mer en contrebas, un arbre planté à côté du mur, un réverbère de lâautre côtéâ¦) et ceux qui introduisent le changement (la lumière, le vent, la pluie, le déplacement dâune entité mobile..). Les images actives de Henning Lohner & Carlson captent ces rapports et en retiennent « le bruit ». A mesure que nous y devenons attentifs, le regard se rend à ce qui le déborde comme à sa condition première. Si les films de Henning Lohner & Carlson se présentent sous le nom générique de silences, câest aussi en résonnance avec cette philosophie de Cage qui oriente la perception vers cette région dâavant les intentions, où le donné initial nâest pas encore assimilé ni tout à fait perdu ; vers ce moment où suivant les mots de Henning nous percevons « les images individuelles pour ce quâelles sont telles quâen elles-mêmes». Des mots qui désignent le moment précis de lâavènement non traité du son (Cage) comme des images (Lohner), avec cette condition de séparation matérielle des ordres de perception, le son et lâimage ne pouvant être perçus que séparément pour délivrer leur substance. Dâoù ce parti pris étendu à lâéchelle dâune Åuvre dâextraire les images de leur symbiose avec le son comme de tout contexte narratif pour les présenter nues. Mais en quoi ces captations se distinguent elles, demanderez-vous, de toutes les images produites aux quatre coins de la planète ? Ne suffit-il pas de cadrer et de laisser tourner la prise de vue pour donner lieu à des images semblables ? Non, car la sélection des plans sâaffermit par le projet et finit par porter une charge qui coïncide avec son propos. Le bleu du ciel ne sâinvente pas. Il faut lever la tête. |